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Un blog pour éviter d'oublier le texte.
Des réflexions désordonnées, isolées, intempestives.
À chaque fois, une incursion hasardeuse pour ouvrir le livre autrement.

mardi 24 janvier 2012

Frankenstein : Perception trouble et ambivalence des sens

Mary Shelley avait 18 ans lorsqu'elle écrivit Frankenstein ou le Prométhée moderne. Ce jeune âge est tout à son honneur car, sans l'annoncer, elle explora un point de vue inédit, qui aujourd'hui passerait peut-être pour une banalité, sur l'ambivalence des perceptions et l'indécision du jugement. On verra ces tares affecter aussi bien Frankenstein que le monstre qu'il a créé, notamment dans les premiers instants de son existence.

«  Ses membres étaient proportionnés entre eux, et j’avais choisi ses traits pour leur beauté. Pour leur beauté ! Grand Dieu ! Sa peau jaune couvrait à peine le tissu des muscles et des artères ; ses cheveux étaient d’un noir brillant, et abondants ; ses dents d’une blancheur de nacre ; mais ces merveilles ne produisaient qu’un contraste plus horrible avec les yeux transparents, qui semblaient presque de la même couleur que les orbites d’un blanc terne qui les encadraient, que son teint parcheminé et ses lèvres droites et noires. »


Les premiers mots du récit du monstre à son créateur, en plein coeur de l'histoire, marquent bien l'insistance de cette thématique :

« C’est avec beaucoup de difficulté que je me rappelle la date première de mon être ; tous les événements de cette période m’apparaissent confus et indistincts. Une étrange multiplicité de sensations m’assaillit : je vis, je touchai, j’entendis, je sentis tout à la fois ; et pendant longtemps je ne pus distinguer les opérations de mes divers sens. »

 Et lors d'un curieux retournement, on entendra même la créature reprocher à son créateur sa perception inconséquente. Alors que son récit avait ému Frankenstein, il se vit buter sur le refus de celui-ci d'accéder à sa demande d'avoir une compagne :

« Je me sentis ému ; je frissonnai en pensant aux conséquences possibles de mon consentement ; mais je sentais que son raisonnement était juste en quelque sorte. Son histoire, et les sentiments qu’il exprimait alors, démontraient la finesse de sa sensibilité ; et ne lui devrais-je pas, en ma qualité de créateur, tout le bonheur qu’il était en mon pouvoir de lui donner ? »

« Cela ne saurait être ; cessez de discuter à ce sujet, car je ne saurais consentir.
— Que vos sentiments sont inconstants ! Il n’y a qu’un instant, mes protestations vous émouvaient ; pourquoi donc vous durcissez-vous devant mes plaintes ? »

Malgré tout, Victor s'attela à la tâche mais, au moment d'achever la compagne promise, il la détruisit devant les yeux du monstre. Cette péripétie occasionna une sorte d'éveil s'opérant par un curieux effet de voilement/dévoilement :

« Nul changement ne saurait être plus complet que celui qui s’était produit en moi depuis la nuit où le démon m’était apparu. Je considérais auparavant ma promesse avec des sentiments de ténébreux désespoir, comme devant être remplie en dépit de toutes les conséquences possibles ; il me semblait désormais qu’un voile était tombé devant mes yeux, et que pour la première fois j’y voyais clairement. » (je souligne).

Désormais, aucune clarté ne pourrait produire son effet ordinaire :

« Le breuvage de la vie m’était désormais un poison ; et bien que le soleil brillât sur moi comme sur ceux dont le cœur abritait le bonheur ou la gaieté, je ne voyais autour de moi qu’une ombre épaisse et menaçante où ne pénétrait d’autre lumière que la lueur de deux yeux effrayants. »

Une perception désespérante de l'humanité achèvera le trouble de Victor :

« La face humaine m’était odieuse. Hélas ! non, pas odieuse, car c’étaient là mes frères, mes semblables, et les plus repoussants d’entre eux m’attiraient comme des êtres d’une nature angélique et l’œuvre d’un ouvrier divin. »

La mort d'Élisabeth fut un coup si dur qu'elle en tua le père de Victor. Dès lors, plus rien ne retient la débandade des sens :

« Qu’advint-il alors de moi ? Je ne saurais le dire ; je perdis le sens ; des chaînes dans les ténèbres me devinrent les seuls objets perceptibles. »

L'oeuvre de Mary Shelly est un témoignage de la précarité de notre rapport au monde.


Il y a ici un beau résumé de Jimmy, qui semble avoir beaucoup apprécié.

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